Véritable détonation de réalisme au milieu des sempiternels westerns, Les Colons rend justice aux génocides indigènes et condamne l’effacement de leur histoire. Ce premier long métrage du réalisateur et scénariste chilien Felipe Gálves Haberle transporte le spectateur en République du Chili à l’aube du XXème siècle, au cœur de la majestueuse Terre de Feu dont le paysage onirique contraste avec l’histoire. Celle du génocide des Selk’nams, qui a commencé bien après les conquistadores du XVIème siècle et a été soutenu par le gouvernement chilien et les estancieros. Habile mélange de personnages fictifs et historiques, ce film d’aventures raconte le périple de trois hommes engagés par José Menéndez, un des plus grands propriétaires terriens d’Amérique du Sud, pour massacrer les autochtones et ouvrir une route qui traverse le sud du Chili et de l’Argentine jusqu’à l’Atlantique. Ce trio hétéroclite est constitué de MacLennan, lieutenant écossais, interprété par Mark Stanley, de Secundo, un métis interprété par Camilo Arancibia et de Bill, cow-boy américain interprété par Benjamin Westfall. Le personnage barbare du premier, surnommé El Chancho Colorado, a réellement existé, il est l’allégorie du racisme et de la violence de cette période. Il reste d’ailleurs tristement célèbre au Chili. Menéndez lui non plus n’a rien de fictif et les steppes où le film a été tourné appartiennent encore à ses descendants. De même pour Kiepja, Moreno et Vicuña qui s’inspirent de l’Histoire. Les autres personnages sont des archétypes de l’époque et imposent une exceptionnelle diversité de points de vue.
L’objectif implicite du film est de rappeler aux spectateurs le poids de la fiction dans la construction du savoir commun et dans la réécriture de l’histoire. Les œuvres artistiques de fiction ont un impact démesuré sur le public, elles ont le pouvoir de créer des mythes et légendes à un niveau mondial. Le réalisateur parvient à utiliser les codes du western pour le critiquer. Il efface le modèle du film d’aventures qui fait la promotion de la colonisation en s’emparant de ses mécanismes, décors, costumes et musiques. Il marque ainsi le décalage entre l’Histoire, sanglante et macabre, et le résultat romanesque d’un imaginaire collectif manipulé. Le retour à la réalité est rude mais efficace. Felipe Gálves Haberle ne fait pas l’économie de la violence : les viols, le sang, les cris, mais aussi les mots, la haine et le racisme. Ces violences sont d’ailleurs séparées et disposées sur les deux parties du film. La première, principalement constituée du voyage des cavaliers, use de scènes d’action pour
montrer la violence physique. La seconde, plus verbale, repose sur la violence et le pouvoir des mots.
L’élément le plus marquant s’installe de façon presque insidieuse dans le subconscient du spectateur. Il se crée ainsi une tension dont on ne saisit l’origine qu’au dernier instant. Ce sentiment, produit avec maestria par le scénario et les acteurs, provient de l’absence de réaction des Indiens. Tout au long du film, le spectateur attend une réponse, verbale ou physique, qui viendrait des autochtones face au massacre des leurs. La colère des Selk’nams ne mène à aucun affrontement qui leur donnerait une voix, une opinion ; ils sont invisibilisés. Seul vecteur d’expression de son peuple, Secundo livre ses pensées seulement à travers ses yeux et son visage. C’est la qualité du jeu de Camilo Arancibia seule, qui représente cette oppression. L’absence de mots ou de gestes d’opposition met en exergue la sensation que les colons ont tout pris aux Amérindiens, jusqu’à leur existence humaine, les reléguant au rang de parasites. Ce manque de réactions prend son sens à la toute dernière scène. Rosa, alias Kiepja, refuse de s’incliner aux ordres de Vicuña et de participer à la création d’une l’image – celle d’un couple amérindien qui adopte la culture blanche au détriment de la sienne – destinée à manipuler la presse et l’opinion publique. Le film s’achève sur un plan de face qui, se rapprochant lentement de son visage, dévoile la tension de ses traits et sa difficulté à se contenir. La voix des Selk’nams, tremblante de rage, semble prête à s’élever. La coupure soudaine qui suit laisse pantelant. Les Indiens vont-ils enfin élever la voix ou continuer de se soumettre à la souffrance que leur fait subir le colonialisme ? ⎥ Maïalen Jouhet, Lycée Fernand Daguin __________________________________________________________________________
Le cinéma c’est inclure ou exclure. C’est choisir, ou pas, le hors champ. Le réalisateur montre ou passe sous silence. Ici, Felipe Gálvez Haberle choisit de révéler le massacre des Selk’nam, un pan de l’Histoire oublié, ou plutôt caché. Le cinéma devient alors une arme révélatrice au service de la vérité mais aussi un outil de propagande puissant.
Des grands espaces, des percussions fortes, des gros titres… Les Colons a tout pour plaire aux amateurs de Westerns sauf peut-être son thème le plus récurrent : la conquête. En fait, si Felipe Gálvez Haberle s’empare des codes de ce genre, c’est avant tout pour dénoncer sa glorification des massacres des populations amérindiennes. Ainsi, les Selk’nam restent dans le brouillard pour laisser place aux colons et à leur cruauté. Ceux-ci se ridiculisent dans leur violence excessive. Ils se bagarrent, s’entretuent et ne cessent de jurer. Aussi, leurs attitudes sont si déplacées qu’elles en deviennent risibles. Ainsi, lors de la séquence d’ouverture, MacLennan tue un colon de manière indifférente. Bill, quant-à-lui, déclare, sans gêne, que son viol d’une femme autochtone était « au-dessous de ses attentes ». La moquerie se poursuit jusque dans le titre d’un chapitre dédié au surnom peu flatteur de MacLennan, « Cochon Rouge ». Celui-ci est placardé en rouge dans un intertitre. Le ridicule des colons arrive à son paroxysme lorsqu’ils se retrouvent confrontés à leurs propres crimes. Le violeur est violé et le tueur, tué. D’ailleurs, le viol de Maclennan est très différent de celui qu’il inflige à une autochtone. Il est montré. Là où Felipe Gálvez Haberle osait à peine suggérer le viol de la jeune femme, il ne cache rien du viol de son agresseur. Ce dernier se retrouve piégé dans sa propre horreur lors d’une scène brutale à la lumière froide. L’abus de violence des colons est aussi suggéré dans l’usage excessif de la couleur rouge le long du film. Les intertitres sont rouges, mais aussi les oreilles amputées recouvertes de sang et la mer tachée de sang que décrit Segundo. Celle-dernière n’est d’ailleurs pas montrée à l’écran. Le spectateur peut alors laisser libre cours à son imagination pour se figurer l’horreur du massacre. L’impact du récit de Segundo est alors d’autant plus grand. Le massacre des Selk’nam par MacLennan et Bill est lui aussi suggéré. Le massacre se déroule hors-champ et laisse place à la tourmente de Segundo. Une question hante alors le spectateur : va-t-il tirer ? Non pas sur les Selk’nam mais bien sur ses maîtres. Son expression est dure. Sa vision est brouillée. Son impuissance le hante et il semble pris au piège dans un brouillard intense, si manifeste à l’écran.
Si Felipe Gálvez Haberle ne laisse aucune place à la poésie dans son film, c’est parce qu’il veut témoigner de l’atrocité des massacres. Il dénonce le déguisement de la réalité, la propagande menée par les colons grâce au cinéma. Ainsi, Vicuna veut soigner les apparences et faire disparaitre le sang lorsqu’il filme Rosa et Segundo en train de boire du thé dans des habits de colons. Seulement, du sang a coulé et cela ne doit pas être omis et oublié. Rosa pose alors sa tasse et regarde fixement la caméra de Felipe Gálvez Haberle. S’ensuit alors un générique de fin dérangeant. Des images d’archives, témoignages des massacres, sont accompagnée de la musique « All the pretty horses ». Une musique légère, chantée innocemment lors d’une scène du film par deux petites filles. Ce choix musical apparaît comme macabre tant la musique enfantine et innocente contraste avec les images sombres.
Les Colons apparait comme une volonté de montrer l’histoire telle qu’elle est, dans sa plus grande cruauté, sans chercher à la réécrire. Felipe Gálvez Haberle soulève la responsabilité du cinéma dans sa capacité à inclure et exclure, à montrer et à passer sous silence.
⎥ Xana Carricart ⎥ Lycée Montesquieu (Bordeaux). __________________________________________________________________________
Tout au long des Colons, Felipe Galvez pose un regard contemplatif sur les paysages de la Terre de feu du début du XXème siècle. Pourtant, leur beauté cache une sanglante tragédie. Ces terres sont le point de conflit entre les indigènes et les colons. Cette tragédie, on la découvre du point de vue des blancs.
Les colons sont introduits privés de leur humanité. Ayant perdu un bras lors de la construction d’une clôture, un ouvrier est abattu sèchement par le lieutenant Mclennan, mercenaire des colons. Ce sentiment d’inhumanité est renforcé par la réaction de Menéndez à cette mort, soutenant qu’elle n’est pas un problème, contrairement aux indiens Selk’nam qui peuplent les terres qu’il convoite. C’est dans cette scène que Menéndez commande à MacLennan le génocide des autochtones.
Plus tard, on retrouve Menéndez dans sa demeure. Il donne l’image d’un homme diminué par ses voyages, qui contraste complètement avec l’allure de “cow-boy” qu’on pouvait lui trouver dans la scène d’introduction. Le réalisateur semble apporter une dimension grandiose à la demeure de Menéndez, et donne un aspect de “tableau filmé” qui rappelle les intérieurs de Barry Lyndon de Stanley Kubrick. Ainsi, il matérialise la richesse fondée sur le génocide. On découvre également dans cette scène Vicuña, émissaire du président de la république du Chili, qui met Menendez face à ses actes. Son désir de dénoncer les massacres donne l’illusion d’une possible justice pour les indiens Selk’nam.
Le générique de fin offre un retour brutal à la réalité. Les images d’archive qui défilent sur la chanson “All the Pretty Horses” sont investies d’une rare puissance émotionnelle. Pourtant, hors du contexte du film, ces images paraîtraient anodines, tant elles semblent simplement témoigner de la construction d’une grande nation. En ce point précis se situe l’enjeu majeur du long-métrage, celui du pouvoir du cinéma.
Le cinéma peut modifier l’histoire. On pourrait citer l’exemple de Quentin Tarantino qui “tue” Adolf Hitler dans Inglorious Basterds. Les cinéastes sont aussi maîtres de leur champ, ils choisissent quoi montrer ou non. Ainsi, Felipe Galvez Haberle révèle au public un sombre pan de l’histoire du Chili qui ne figure pas, aujourd’hui encore, dans l’histoire officielle du pays.
Le cinéaste donne aux indiens Selk’nam une forme de vengeance par le cinéma. Lors d’un repas sous haute tension s’abat sur Bill et MacLennan la loi du talion. Ainsi, Bill qui montre du plaisir à abattre froidement les indiens, est tué d’une balle dans la tête par le personnage du colonel Martin. S’ensuit la sodomie du violeur Maclennan par le colonel Martin, une scène crue de viol, presque jouissive pour le spectateur, tant la scène dans laquelle Segundo, après avoir reçu l’ordre de Maclennan de violer à son tour une indienne Selk’nam, achève celle-ci dont le visage taché de sang évoque une mutilation hors-champ. Le regard de cette femme agonisante sous la strangulation de Segundo provoque une peine immense, mais également un profond dégôut pour McLennan et Bill, le mercenaire ajoutant même que son viol était « en dessous de ses attentes ».
Cette réflexion sur le pouvoir du cinéma atteint son sommet dans la conclusion qui grave définitivement Les Colons dans notre imaginaire.
A ce moment, Segundo et son épouse Kiepja vivent dans une modeste cabane, un mode de vie à l’opposé des Menendez. Il raconte le plus ignoble massacre auquel il a participé. Bien qu’il ne soit pas montré à l’écran, l’étendue de sa violence est symbolisée par une image que décrit Segundo, celle d’une mer rouge, tachée par le sang des indiens. Le rouge, couleur de la violence et du sang, couleur ordinairement associée aux indiens (- les fameux “peaux-rouges” des western), occupe une place importante, et ici la couleur des titres qui apparaissent à l’écran. On peut aussi noter les gros plans sur les oreilles rouges de sang amputées par Bill, pour lesquels Menendez offre une récompense.
Vicuna met en scène Segundo et Kiepja portant des habits de colons et buvant un thé. Armé du pouvoir du cinéma que lui confère la caméra, il prive volontairement les indigènes de la parole, et force la représentation d’indiens intégrés à la société des colons au détriment d’une représentation réaliste. En témoigne l’ultime réplique, alors que Kiepja refuse de participer à cette mascarade en n’attrapant pas la tasse de thé comme lui demande Vicuna, celui-ci s’exclame : “Voulez-vous faire partie de ce pays ou non ?”. ⎥ Quand l’Histoire est hors-champ par Mattéo Guillen ⎥ (Lycée Fernand Daguin, Mérignac)