Le fait divers date de 1865 : dans un hameau du Var, un petit vagabond, sourd-muet en apparence, demande l’hospitalité à un médecin, se présente par écrit comme « fils de Dieu » et capable de miracles. Il effraie et fascine la fille du notable, vierge et pieuse. Très vite, la jeune Joséphine Hugues quitte la maison pour suivre le garçon dans les bois. C’est la juriste et chercheuse Marcela Iacub qui a exhumé, il y a cinq ans, cette histoire vraie (dans le journal Libération) pour interroger les notions d’emprise, de sujétion et de consentement. Car la fugueuse s’est décrite, a posteriori, comme magnétisée par le vagabond, et donc dépossédée de sa volonté et de son libre-arbitre.
En un sens, Benoît Jacquot s’intéresse, lui aussi, à l’hypnose (comme dans Le Septième Ciel), et à l’aspect juridico-judiciaire de cette étrange affaire : les dépositions des protagonistes donnent plusieurs scènes fortes, d’une très sèche ironie. Mais le cinéaste, qui a déjà adapté deux romans-clés de la littérature amoureuse (Adolphe, de Benjamin Constant, Les Ailes de la colombe, de Henry James,), tire avant tout du fait divers une métaphore fulgurante de la passion – littéralement, quelque chose que l’on subit…
A deux ans près, Au fond des bois se déroule exactement à l’époque de L’Histoire d’Adèle H., l’inoubliable portrait, par François Truffaut, de la fille de Victor Hugo en proie à la « religion de l’amour ». Les deux films montrent une jeune femme sous influence, métamorphosée par ses sentiments et ses désirs, suivant éperdument un homme loin de tout ce qui constituait sa vie d’avant. Au-delà de la parenté des costumes, Isild Le Besco, impressionnante dans les états limites, transe et pâmoison, évoque parfois, de façon subliminale, Isabelle Adjani en Adèle.
Mais Au fond des bois sonne comme une réponse vigoureusement contradictoire au film de Truffaut. Pour Benoît Jacquot, la passion, si violente soit-elle, est un pays d’où l’on revient, tandis qu’Adèle Hugo y perdait à jamais la raison. Le dérèglement des sens, l’attraction irrépressible, l’envie de marquer la chair de l’autre ne sont qu’un moment à vivre « au fond des bois », dans un arrière-monde, en deça de la conscience et du discernement, avant de reprendre ses esprits et sa position sociale. L’homme des bois (l’intense Nahuel Perez Biscayart, comédien argentin découvert dans La Sangre Brota) devient le maître de la jeune femme au cours de leur escapade sauvage, puis son alter ego. Mais, de retour à la vie civilisée, à quoi peut-il s’attendre ?
La concision du film, tout le temps aigu, ajoute à sa cruauté. Pourtant, Au fond des bois dépasse le tableau clinique, dégrisé, de la passion. Il y a la fièvre de la cavale à deux, que Jacquot sait exalter, dans une sensualité fruste. Il y a l’idée que semblable aventure est nécessaire, fructueuse et même salutaire – c’est le père de la « magnétisée » qui tombe malade et non elle. Il y a enfin, pour ceux qui aiment débusquer dans les films une réflexion sur le cinéma, l’image, en filigrane, de la relation entre metteur en scène et interprète. Un cinéaste n’est-il pas ce vagabond mystificateur, qui fait faire des choses incroyables à une actrice avant qu’elle ne passe à autre chose, plus forte de toutes les larmes versées bon gré mal gré ?
AU FOND DES BOIS
Réalisateur(s) : BENOÎT JACQUOT
Acteur(s) : ISILD LE BESCO, NAHUEL PEREZ BISCAYART...
Genre(s) : Drame
Origine : France
Durée : 1h42
Synopsis : En 1865, au sud de la France, une jeune villageoise quitte la maison paternelle pour suivre un vagabond dans les bois. De gré ou de force ? Un récit sur la passion et la frontière ambigüe entre consentement et contrainte. Le jeu des acteurs fut conditionné par le lyrisme tendu et douloureux du Concerto pour violon composé par Bruno Coulais en amont du tournage.